samedi 26 juillet 2014

Keynes ou Hayek ? - Il y a mieux à faire !


Keynes ou Hayek ? - Il y a mieux à faire !            



 

Deux cas d’erreurs grossières dans le calcul du prix d’un instrument financier : 2) le Credit-default Swap (I)

Deux cas d’erreurs grossières dans le calcul du prix d’un instrument financier : 1) les rehausseurs de crédit ou monolines
Les rehausseurs de crédit s’avérèrent avoir eu tort lorsqu’ils évaluaient la prime de crédit au tiers ou à la moitié de son niveau implicite au taux d’intérêt des obligations qu’ils acceptaient d’assurer. La faillite d’Ambac, MBIA, la déroute de FSA devenue partie intégrante de Dexia, sont là pour en témoigner.
La théorie économique suppose que si une différence de prix pour le même produit peut être constatée sur divers marchés, l’arbitrage y mettra fin rapidement : les « arbitrageurs » l’achèteront là où il est bon marché et le revendront là où il est cher, arasant rapidement l’écart, or ce n’est pas à cela que l’on assista dans le cas des monolines : certaines banques qui se réassuraient sur leur portefeuille d’obligations comptabilisaient immédiatement au bilan la différence entre la prime de crédit qu’elles touchaient comme composante du taux d’intérêt des emprunts de leur portefeuille et la prime qu’elles versaient dorénavant à leur rehausseur de crédit. L’opération avait d’ailleurs un nom : le « negative basis trade », opération sur la base négative, que les banques qui la pratiquaient comptabilisaient comme profit (Jorion 2008 : 221).
J’ignore sur quelle base les monolines opéraient le calcul qui débouchait sur un chiffre d’un tiers ou de la moitié seulement du montant de la prime de crédit. Une hypothèse envisageable est qu’ils écartaient la part du montant de celle-ci qu’ils reconnaissaient comme spéculative pour ne conserver que celle qu’ils considéraient attribuable véritablement à une probabilité de défaut et déterminable par une évaluation de type actuariel.
Le Credit-default Swap (CDS) constitue une autre manière d’appréhender le risque que s’efforce de couvrir la prime de crédit implicite au taux d’intérêt associé à un instrument de dette : la prime de crédit est détachée du taux d’intérêt pour en faire un produit autonome, objet de transactions sur un marché qui lui est propre.
Comment la prime de crédit implicite au taux d’intérêt d’un instrument de dette, telle une obligation, traite-t-elle le risque de non-remboursement du principal, c’est-à-dire la somme prêtée, ou de non-versement des intérêts, deux risques dont la matérialisation constitue ce que l’on appelle dans le vocabulaire de la finance, un « événement de crédit » ? De la manière dont le ferait un assureur : il exigerait une prime et gérerait le risque de manière statistique sur l’ensemble de son portefeuille. La prime de crédit d’une obligation particulière irait alimenter un fonds de réserve où l’on irait puiser dans les sommes accumulées pour couvrir les pertes essuyées lors d’un sinistre particulier, le sinistre dans ce cas-ci étant un événement de crédit.
Je rappelle en deux mots la manière dont procède un assureur classique. L’assureur réclame à l’assuré une prime composée de deux éléments : une composante fixe et une composante variable. La partie fixe comprend les frais et le profit de l’assureur. La partie variable intègre le risque financier que court l’assureur si le sinistre couvert devait se matérialiser ; elle doit tenir compte du montant probable du sinistre et de la probabilité qu’il ait lieu. Le calcul de la probabilité se fait à partir de données historiques portant sur des événements passés du même ordre, intégrées dans des tables dites « actuarielles ».
Comme, je viens de le dire : la prime de crédit implicite au taux d’intérêt met le prêteur en position d’assureur : il doit gérer de manière statistique les événements de crédit qui pourraient affecter son portefeuille, or d’une part, le métier d’assureur n’est pas le sien et d’autre part, il lui faut déjà disposer d’un portefeuille de taille considérable pour pouvoir gérer sur un mode statistique le risque de contrepartie, le risque d’événement de crédit, auquel il est exposé.
C’est pour éliminer cette difficulté : pour débarrasser le détenteur d’obligations de la nécessité de jouer le rôle d’être son propre assureur qu’a été introduit le Credit-default Swap, un produit financier dérivé inventé au début des années 1990. Le CDS gère le risque de contrepartie d’une autre manière que ne le font les rehausseurs de crédit : en faisant de la prime de crédit un produit financier « dérivé » autonome car disposant de son propre marché. Je rappelle qu’un produit dérivé est un produit financier dont la valeur est indexée sur celle d’un autre produit financier appelé son sous-jacent. Le sous-jacent d’un CDS, ce sont les pertes essuyées sur un instrument de dette : les sommes qui avaient été contractuellement promises, et qui n’auront pas été délivrées quand l’emprunt arrive à échéance.
Deux dangers guettaient le Credit-default Swap : qu’on ne sache pas comment calculer le prix d’un tel produit financier et celui de le voir détourné par la spéculation de la fonctionnalité envisagée pour lui. Or les praticiens se trouvaient ici dans une position très délicate parce que la théorie économique n’était pas (et n’est toujours pas) en mesure de prévenir ces deux dangers : ne reconnaissant pas la spéculation comme une activité financière distincte, elle ne pouvait ni s’en prévenir, ni ne pouvait distinguer la part jouée par la spéculation dans la formation du prix de la prime du Credit-default Swap.
L’affaire était donc très mal engagée et ne pouvait que se terminer en catastrophe. L’euro faillit y perdre la vie. Je vais raconter pourquoi et comment.
 
 
 
En termes usuels (par opposition au jargon financier), l’une des deux parties au contrat qu’est un Credit-default Swap l’« achète » à l’autre qui le lui « vend ». Celui qui « achète » est celui qui s’assure, alors que celui qui « vend » jouera le rôle de l’assureur. Cette manière de décrire la transaction aligne sa formulation sur le vocabulaire qui vaut dans le domaine de l’assurance où l’assureur vend une police à l’assuré, qui lui l’achète ; c’est là la manière dont la presse rend généralement compte du marché des CDS.
La littérature financière ainsi que les techniciens des marchés financiers, s’expriment autrement : pour eux, celui qui s’assure par l’entremise d’un CDS est « vendeur », alors que l’assureur est lui « acheteur ». La justification de cette inversion par rapport à la manière dont le milieu de l’assurance rend compte de sa façon de faire est celle-ci : comme l’acheteur bénéficie du fait que ce qu’il a acheté voit son prix s’apprécier, quiconque bénéficie au contraire de la baisse d’un prix est considéré par la finance comme un « vendeur », et ceci vaut bien entendu pour celui qui s’assure contre une perte : il tire profit du fait que le prix du produit qu’il a fait assurer se soit dégradé. Celui qui se trouve en position d’assureur est manifestement lui « acheteur » puisqu’il bénéficie d’une hausse du prix : si le prix s’apprécie, le risque de défaut recule et tout va en effet en s’améliorant de son propre point de vue.
Le fait que la prime de crédit implicite au taux d’intérêt attaché à un instrument de dette ait été rendue autonome et dispose désormais de son marché propre présente l’avantage indéniable que nous avons vu dans la partie précédente : elle permet à l’acheteur d’un emprunt, d’une obligation, de ne pas être mis en position de devoir jouer le rôle d’être son propre assureur : de pouvoir au contraire assigner la prime de crédit implicite au taux d’intérêt d’un instrument de dette qu’il détient à une assurance proprement dite au lieu de devoir gérer le risque de contrepartie à l’échelle statistique, ce qui n’est viable d’un point de vue pratique que si son portefeuille obligataire a déjà atteint une taille considérable.
Je n’ai encore évoqué jusqu’ici que la fonctionnalité a priori légitime du Credit-default Swap de constituer un marché de la prime de crédit implicite au taux d’intérêt d’un instrument de dette considérée comme un produit financier autonome.
Une des implications de cette autonomie est cependant celle-ci : le risque de contrepartie, le risque d’événement de crédit, devient du fait même une marchandise comme une autre, et la possibilité s’ouvre à quiconque d’acheter ou de vendre une exposition à un risque de défaut sur un instrument de dette, que l’on soit détenteur ou non de cet instrument de dette.  Les concepteurs du Credit-default Swap n’ont en effet pas exigé que l’« acheteur » d’un CDS soit exposé à un risque réel et il est possible de contracter un CDS permettant de bénéficier du défaut d’un instrument de dette alors même que l’on n’en est pas le propriétaire, c’est-à-dire sans être véritablement prêteur, on parle alors d’une position « nue » sur CDS. Lorsqu’un instrument ou une prise de position sur un instrument financier se contente de mimer un comportement, on parle de position « synthétique ». Les paris sur les fluctuations du prix des actions, sans que des actions soient jamais échangées, comme cela se faisait aux États-Unis tout au début du XXe siècle dans les « bucket shops » (Lefèvre [1923] 1994 : 16-17) sont le type même de position synthétique.
Une opération de ce type où l’on s’expose délibérément à un risque que l’on ne court pas peut être profitable si l’on pense qu’un emprunt, une obligation, s’apprête à subir un « événement de crédit », défaut de versement d’intérêts ou non-remboursement ou remboursement incomplet de la somme empruntée, alors même qu’on n’en détient pas, alors même que l’on n’est pas prêteur. On pourra vouloir bénéficier du défaut probable d’un emprunteur en situation délicate. Ainsi dans le cas de la Grèce dans la période 2010-2011, quand il apparaissait probable qu’elle fasse défaut sur sa dette. L’option existante de prendre une position nue sur un Credit-default Swap ouvre la possibilité pour ce produit dérivé d’être utilisé comme un instrument purement spéculatif.
S’« assurer » contre un risque auquel on n’est pas exposé, cela ne s’assimile pas bien sûr à contracter une assurance : c’est faire un simple pari. Dans un pari, l’une des parties affirme qu’un événement X aura lieu, alors que la seconde affirme l’inverse, à savoir qu’il n’aura pas lieu. À l’échéance, au moment où le pari se dénoue, l’un des parieurs aura gagné tandis que l’autre aura perdu. Dans la langue commune le mot « parier » peut bien entendu être utilisé de manière beaucoup plus lâche, pour renvoyer par exemple à des situations où il n’existe en réalité qu’un seul « parieur », ainsi dans « parier que le prix de son logement s’appréciera à l’avenir » : en l’absence d’un « parieur » en sens inverse, il n’y a en réalité ici pas de véritable pari.
En échange d’une rémunération conventionnellement appelée « prime », une assurance permet de transférer un risque préexistant, de celui qui y est exposé et qui s’assure, vers celui qui accepte de l’assurer. Un risque existait préalablement et il a été transféré, contre paiement. De même, une assurance sur un instrument de dette, telle celle que délivre un rehausseur de crédit, permet de transférer le risque auquel est exposé le détenteur de l’obligation, celui d’un événement de crédit, vers celui qui accepte de l’assurer et il y a là aussi transfert d’un risque existant. Au contraire, le pari consistant à s’assurer contre un risque auquel seul un tiers est exposé, crée de toute pièce un risque nouveau que prend à sa charge le parieur en sens inverse. Il n’y pas eu ici de transfert d’un risque préalablement existant mais création ex nihilo d’un risque.
L’utilisation du Credit-default Swap comme une véritable assurance est appelée dans le jargon financier une position « de couverture », l’opération consistant à contracter un CDS sur un instrument de dette alors qu’on ne le détient pas et que l’on n’est donc pas réellement exposé au risque de crédit qui lui est propre, est appelée, je l’ai déjà signalé, prendre une position « nue ». La différence apparaît clairement sur un exemple.
Jules a prêté 100 € à Oscar pour un an. Comme Jules n’est pas absolument certain qu’Oscar lui rendra la somme, il s’est adressé à Anne pour qu’elle l’assure grâce à un Credit-default Swap contre le risque de non-remboursement. Il verse une prime de 5 €. En échange, Anne lui paiera à l’échéance du prêt toute somme qui n’aurait pas été versée. Si Oscar ne devait rembourser à Jules que 75 €, Anne lui réglera les 25 € manquants. Oscar s’est évanoui dans la nature ? Anne réglera à Jules, 100 €. Voilà le principe d’un Credit-default Swap utilisé en position dite « de couverture ».
Comment fonctionne une position « nue » sur Credit-default Swap ? La configuration est plus complexe et implique un acteur supplémentaire : celui précisément qui la contracte ; il sera appelé Casimir dans l’exemple.
Jules a prêté 100 € à Oscar. Casimir se rend chez Anne et lui demande de l’assurer contre le risque qu’Oscar ne rembourse pas Jules. L’analogie avec le cas précédent de la position de CDS en « couverture » est évidente mais il y a aussi une différence essentielle : si Oscar ne devait rembourser à Jules que 75 €, Anne réglera à Casimir les 25 € qui manqueront à Jules. Oscar s’est évanoui dans la nature sans régler les 100 € qu’il doit à Jules ? Anne réglera 100 € à … Casimir,
La différence essentielle dans ce cas de position « nue » sur CDS est, on le voit, que le bénéficiaire du règlement du sinistre en cas d’accident n’est pas celui qui l’a subi, mais une tierce personne : Casimir s’est assuré sur le risque encouru par Jules. On comprend alors l’expression souvent utilisée pour caractériser par dérision une position « nue » sur CDS : « s’assurer sur la voiture du voisin ».
La perte que subira éventuellement celui qui a accepté de jouer le rôle d’« assureur » d’un risque jusque-là inexistant, constitue un risque, non par « virtuel » mais synthétique, qui viendra grossir le risque global du système financier : lorsque les autorités financières, en septembre 2008, règlent rubis sur l’ongle les 85 milliards de dollars dont l’assureur AIG (American International Group), émetteur de Credit-default Swaps,devrait s’acquitter, ce ne sont, pour près de la moitié du total, pas de véritables pertes économiques qui sont épongées par le contribuable américain, mais des paris perdus entre banquiers. Du fait d’une anomalie condamnable de la législation, la loi n’accorde cependant pas à celui qui émet des Credit-default Swaps le statut d’assureur et n’exige pas en particulier qu’il constitue des réserves à la hauteur des risques qu’il a délibérément choisi de prendre ; la faillite retentissante de AIG fut due à un manque de provisionnement : ses réserves s’élevaient à 6 milliards de dollars alors que ce sont 105 milliards de dollars au total qui durent être versés.
Le monde contient en soi suffisamment d’incertitude et de risque associé pour pouvoir aisément se passer de l’incertitude supplémentaire résidant dans le fait que Dupont considère que le taux LIBOR 6 mois est à la hausse, alors que Durand tient qu’il est la baisse, et qu’ils ont chacun parié 50 millions sur le fait qu’ils ont personnellement raison et l’autre automatiquement tort. Y a-t-il un bénéfice global à leur pari ? Aucun bien entendu. Bien au contraire, le fait que l’un des deux perdra nécessairement son pari (on parle pour des opérations de ce type de « pari directionnel ») peut avoir des conséquences considérables si celui-ci se trouve être un intervenant sur les marchés financiers que l’on qualifie aujourd’hui de « systémique », c’est-à-dire si gros qu’il est susceptible d’entraîner dans sa chute l’entièreté des marchés financiers à sa suite.


 


jeudi 10 juillet 2014








Pour le sociologue Pierre-Michel Menger, récemment élu au Collège de France à la chaire de sociologie du travail créateur, l'intermittence est un système dans lequel les privilégiés sont les employeurs. Ils bénéficient d'un vivier de main-d'œuvre qualifiée, nombreuse et sans cesse mise en concurrence. Entretien.



Le sociologue Pierre-Michel Menger étudie les métamorphoses du capitalisme à travers la figure du travail artistique. Il a été élu en début d'année au Collège de France, à la chaire de sociologie du travail créateur et donne un cours hebdomadaire intitulé « Le travail, sa valeur et son évaluation » accessible sur le site du Collège de France.
Il a notamment publié Portrait de l’artiste en travailleur – Métamorphoses du capitalisme, Les Intermittents du spectacle – Sociologie du travail flexible et Le Travail créateur – S'accomplir dans l'incertain.

Quelle lecture faites-vous du mouvement actuel des intermittents ?


Tous les trois ans, lors de la renégociation de l'assurance-chômage, la question est la même. Fait-on exploser le système ? Le maintient-on en l'état ? Le réforme-t-on ? La conjoncture politique incite à ne pas bouger ; la conjoncture économique dégradée encourage à la réforme.
Les partenaires sociaux ont joué leur rôle habituel, mais sans intégrer dans la négociation deux parties importantes : la CGT qui est dominante dans le secteur des spectacles et les coordinations qui sont ressuscitées à chaque crise. On a donc vu, comme à l'accoutumée, une politisation très rapide du conflit, avec une implication de l'acteur public.
Manifestation des intermittents, Avignon, juillet 2014


Manifestation des intermittents, Avignon, juillet 2014 © Joseph Confavreux


Cette politisation mobilise, du côté des coordinations, l’argument que les intermittents du spectacle n'incarnent pas seulement un mouvement catégoriel défendant ses droits, mais seraient aussi l'avant-garde d'un salariat émancipé. Mais si l'intermittence désignait une voie de transformation du salariat, le dossier déborderait largement les demandes de protection et de sécurité des artistes et des techniciens des annexes 8 et 10, et la flexibilisation complète du marché du travail, moyennant des protections élevées contre le chômage, défierait les positions habituelles de tous les syndicats, du patronat et du gouvernement. Regardez comment on a mis du temps à créer des droits rechargeables, qui sont d’ailleurs critiqués par ceux qui soutiennent le plus les droits continuellement rechargeables des intermittents.
Pensez-vous que les intermittents du spectacle soient les pionniers d’un nouveau rapport à l’emploi ?


Je n'y crois pas. Si l'on appliquait le même raisonnement à l'ensemble du monde salarié, le système exploserait. Il n’existe pas d’hyper-cagnotte permettant de transformer tout indépendant en salarié indemnisable dans ses périodes de non-travail. C’est un autre monde que les coordinations veulent inventer, et pour lequel on ne dispose d'aucune espèce de schéma de financement assurantiel. Il s'agit d'une tout autre conception de l'emploi et des droits afférents, perpendiculaire à l'architecture des droits sociaux telle qu'elle s'est construite en France autour du salariat. Alain Supiot ou Robert Castel ont montré que le salariat était un système de subordination de l'employé à l'employeur compensé par la conquête progressive de protections et des droits.


Les travailleurs indépendants ont obtenu une protection sociale qui s'est progressivement rapprochée du salariat, sauf sur le point clé qui est : « Quand je n'ai pas de travail, qu'est-ce que je fais ? » Il n’existe pas de protection des inter-contrats dans l’indépendance ou l'auto-entrepreneuriat. Une formule hybride entre indépendance et salariat s'est cependant développée, le portage salarial. Il vise à transformer les missions d'indépendants en contrats salariaux. Les juristes étaient pour la plupart opposés à cette forme de détournement du droit qui déguise le louage de services en salariat, et l'assurance-chômage ne savait pas quoi faire de cette forme hybride.
Comme pour l'intermittence, le portage salarial pose la question de sa finalité, souvent mal définie. S'agit-il d'un mécanisme de soutien à l'emploi ? S'agit-il d'un rôle d'amortissement des chocs biographiques dans une trajectoire professionnelle ? Ou s'agit-il d'une aubaine pour transformer le coût fixe du travail, incarné par le salariat, en coût variable, dans lequel l'employeur peut embaucher et débaucher selon ses besoins immédiats, comme dans l'intermittence ?


À l'heure de la fin de la croissance, du plein emploi, voire du CDI, n'est-il pas nécessaire d'inventer un autre rapport à l'emploi, qui ne concerne pas seulement les intermittents du spectacle mais l'ensemble des emplois précaires et discontinus ?


Il est légitime de se demander comment un mécanisme permettant d'alterner emploi et chômage peut être viable, et si l'intermittence peut être un modèle ou non. L'intermittence est un modèle d'emploi ingénieux et sophistiqué qui, à certains égards, constitue le rêve fou d'un patron capitaliste sur le mode : « J'ai besoin des gens, je les embauche, mais quand je n'en ai plus besoin, je n'ai même pas à les licencier. » Le mot même de licenciement n'existe pas dans l’intermittence !


Or l’employeur ne devrait pas pouvoir obtenir du travail à coût variable et prix réduit sans intégrer sa responsabilité à l'égard de l'assurabilité des individus qu'il emploie sur ces bases. Il y a une grande hypocrisie à dire : « J'embauche à coût variable et pour des contrats de temps réduit, mais je ne veux pas prendre en charge le coût assurantiel réel de ce que représente cette formule d’emploi. »
Mais le souci est aussi de savoir qui paie quoi dans la solidarité interprofessionnelle nécessaire à un tel système. La comparaison entre l'intermittence et l'intérim est intéressante. L'intérim constitue aussi une forme de flexibilité, même si elle est moindre que l'intermittence. Dans l'intérim, vous avez un noyau dur de 20 % des gens qui restent en intérim pendant quelques années et en font un système de carrière.
Pour tous les autres, il s'agit d'entrées et de sorties : l’idéal restant de quitter l'intérim, et les primes qu’ils reçoivent en fin de mission ne sont qu’une maigre compensation de l’exposition à la précarité. En outre, l'intérim concerne de nombreux secteurs économiques. Le déficit de l'annexe 4 des intérimaires peut donc facilement appeler à la solidarité interprofessionnelle.


Avignon, vendredi 4 juillet


Avignon, vendredi 4 juillet © JC
L'intermittence possède deux caractéristiques opposées à l’intérim. D'abord, les carrières sont, tout au long de leur déroulement, bâties sur l'imbrication entre emploi et chômage. Dans ce milieu, le brevet de professionnalité consiste d'ailleurs à « avoir ses heures », c'est-à-dire la garantie d'accès à l'indemnisation pendant les périodes de chômage. C'est une façon d'assurer son avenir personnel et de signaler à  l'employeur : « Je suis disponible, et vous pouvez m'embaucher sans trop d'états d'âme car, quand vous me relâcherez, je serai sécurisé. »


Ensuite, l'intermittence ne concerne qu'un seul secteur, celui des arts du spectacle, même si quelques autres domaines restreints, comme les enquêtes d’opinion, sont aussi éligibles à ce régime d’emploi dérogatoire. Il est donc plus compliqué de faire appel à la solidarité interprofessionnelle quand la quasi-totalité de l’intermittence concerne un seul secteur.
Construire une carrière sur ce modèle-là, cela signifie qu'on exige des individus qu'ils se fabriquent des sécurités sans aucune responsabilité des employeurs à leur égard. C'est pour moi un sacré problème que les employeurs n'aient pas du tout à se soucier de la carrière des salariés qu'ils embauchent. Ils peuvent employer quelqu'un trois heures, trois jours ou trois semaines et s'en séparer sans aucune responsabilité à leur égard, alors même que le système des intermittents est aussi une terrible machine à sélection.


Pourquoi jugez-vous que l'intermittence est un système inégalitaire ?


Parce que c'est un système qui est à la fois très concurrentiel et le plus asymétrique possible. Le salarié doit créer ses sécurités tandis que l'employeur se défausse sur les organismes qui fonctionnent comme les DRH du système : les congés spectacle qui mutualisent les droits aux congés payés issus de contrats fragmentaires, l'assurance-chômage qui tient les comptes individuels de chaque salarié et qui sait tout de lui alors qu'elle ne dit rien sur les employeurs, et l'AFDAS qui mutualise les droits à la formation professionnelle.


C'est pareil pour les retraites, qui est un sujet dont personne ne parle quand il s'agit de l'intermittence, alors que c'est catastrophique. Un de mes doctorants, Vincent Cardon, vient pourtant de soutenir une thèse qui montre que le niveau moyen de retraite des intermittents est lamentable, parce que l’indemnisation des périodes de chômage ne donne pas lieu à une capitalisation de points retraite équivalente à ce que procure la rémunération du travail. Les retraites des intermittents sont le miroir considérablement grossissant des inégalités internes du système.
Le revenu moyen d'un intermittent est médiocre, mais cela cache des inégalités considérables que les retraites ne font qu'amplifier. Ce qui est dramatique quand on sait qu'une carrière d'intermittent a une vulnérabilité supérieure à celle des salariés normaux après 50 ans, parce que la compétition y est sévère, voire darwinienne. Dans ce milieu où on est jugé, et rémunéré, en fonction de sa capacité d’innovation et de son originalité, cela fonctionne bien pour ceux qui ont une réputation élevée, mais cela tangue vite pour les autres, parce que la concurrence est rude, puisque le nombre de jeunes qui entrent dans le système est considérable et qu’il bouscule la démographie professionnelle des métiers et la longévité des carrières.
Manifestation des intermittents, Avignon, juillet 2014
Manifestation des intermittents, Avignon, juillet 2014 © JC

Il n'existe en effet aucun système de régulation des flux à l'entrée. Quand les conventions collectives de 1937, d'où vient lointainement l'intermittence, sont établies, il y a des tentatives de régulation. La volonté des syndicats était alors de restreindre les flux d’entrée dans les métiers artistiques, pour éviter la concurrence et le dumping social. Dans les années 1990, j’ai dirigé une enquête auprès de 1 000 comédiens : nous leur demandions s'ils seraient favorables à un système de carte professionnelle pour réguler les flux. Les jeunes comédiens disaient « surtout pas », tandis que les moins jeunes étaient plus nombreux à se déclarer favorable à un tel système pour éviter l'hyper-concurrence des entrants venant les déloger de leur ancrage professionnel.


L'intermittence se trouve donc dans un système de croissance déséquilibré qui augmente la concurrence et les inégalités qu'elle produit entre ceux qui sont bien insérés et les autres, avec des petits écarts de départ qui produisent de grandes inégalités à l'arrivée. Certes, le nombre d'heures de travail a augmenté, mais beaucoup moins que le nombre d'individus entrant dans l'emploi, ce qui explique que la part de travail moyen des individus se soit réduite. Si on prend les années 1990, pendant lesquelles les règles d'assurance-chômage sont restées stables et qui constituent en cela un observatoire grandeur nature du processus de croissance déséquilibrée, le volume de travail a augmenté d'un tiers, le nombre d'individus de 80 % et la durée moyenne de travail a baissé de 37 %.
On observe donc un mécanisme de précarisation endogène du système, du simple fait de l'addition des comportements individuels. Dans un système d'emploi aussi fragmenté, aucun acteur ne peut avoir une vision globale de ce qu'engendrent les décisions de tous les autres. Il y a bien sûr de gros employeurs qui se servent largement du système, mais dénoncer les abus ne suffit pas pour décrire ce qui se passe. Le nombre d'employeurs a en fait augmenté plus vite que le nombre de salariés. Et la fonction d'employeur dans le secteur de l'intermittence est non seulement très hétérogène, mais elle s'est miniaturisée.


Avignon, jeudi 3 juillet
Avignon, jeudi 3 juillet © JC
Personne ne possède donc la gouvernance de ce système, à part l’organisation de l’assurance-chômage. C’est pour cela que celle-ci constitue le point critique. Elle fournit le seul socle certain de revenu pour les individus éligibles et, pour les employeurs, elle offre la garantie de disposer d'une main-d'œuvre de réserve dans laquelle ils peuvent puiser autant qu’ils veulent. Si cette main-d'œuvre n'était pas sécurisée quand elle ne travaille pas, elle serait beaucoup moins nombreuse en quantité et variée en qualité, et les employeurs ne pourraient pas s'offrir le luxe d'un tel vivier.


Le système de l'intermittence est-il réformable avec plus de justice, quand on sait à quel point il compte pour le domaine de la culture, dont on reconnaît non seulement la nécessité sociale mais aussi l'impact économique ?


Chacun a de bonnes raisons d'agir comme il agit. Il existe bien sûr des abus, mais il est très difficile d'établir une frontière nette entre le comportement dans les règles, le comportement opportuniste, le comportement déviant et le comportement illégal qui utilise le système à plein alors qu'il serait possible de faire autrement – en requalifiant les « permittents » en CDI. Il est d'ailleurs très difficile d’identifier et de dénombrer ces permittents. Et on ne peut pas coller un inspecteur du travail derrière chaque contrat d'intermittence ! Les Assedic d'Annecy s'étaient essayés à dénicher les abus à partir d’une analyse des déclarations d’emploi à grande échelle et cela n'a rien donné.
Ce qui doit être fait, c'est d'abord une information symétrique sur la partie salariée, dont on dispose déjà (niveau des salaires, montant des indemnités de chômage), et sur la partie employeur, sur laquelle tout est opaque, alors qu'on aurait besoin de savoir comment les employeurs utilisent les contrats intermittents et ce que cela engendre comme coût d'indemnisation. On pourra alors discuter d'une deuxième phase de transformation du système.


Cette information asymétrique est un sérieux problème. On répète souvent que la culture est un secteur formidable, que c'est la réussite fantastique du pays, que cela produit plus de richesse et d'emplois que l'automobile, que cela a un impact considérable sur le tourisme et les territoires... Ce sont des arguments réels. Toutefois, si on dit cela, on doit aussi avoir de la maturité dans la gestion des relations sociales dans le monde de la culture, et ce n'est pas le cas pour l’instant.


Avignon, vendredi 4 juillet
Avignon, vendredi 4 juillet © JC
C'est pour cela que toute cette affaire est importante, non seulement pour le sort du secteur et le système d’emploi particulier qu’est l'intermittence, mais aussi pour savoir ce que signifie gérer des mondes de travail avec une flexibilité élevée et une tentative de flexi-sécurisation sérieuse.


Même s'il est nécessaire de responsabiliser les employeurs, cela ne risque-t-il pas de fragiliser des petites structures qui ont largement recours à l'intermittence et ne pourraient pas cotiser davantage ?


Pour protéger les petites structures tout en responsabilisant les employeurs, il faut revenir à la source du droit social français, qui est la Loi sur les accidents du travail de 1898, et son développement après 1945.  Non seulement elle module les cotisations en fonction du risque que les employeurs font prendre à leurs employés, mais elle prévoit aussi que les petites entreprises vont mutualiser leurs cotisations d’accidents du travail, tandis que les grandes entreprises seront directement comptables de leur gestion du risque.
Banderole accrochée sur la mairie d'Avignon, 3 juillet
Banderole accrochée sur la mairie d'Avignon, 3 juillet © JC


Les différences peuvent tout à fait être prises en compte dans un système de gestion mature de l’assurance à l’égard du chômage et de la précarité du travail. Il est possible de distinguer le secteur du spectacle vivant des autres, comme de s'adapter à la nature et à la taille des employeurs.
On peut ainsi orienter une partie des financements publics vers une prise en compte du prix réel du travail et faire entrer de l'argent public dans le système sans détruire le paritarisme. Il existe déjà des mécanismes de ce type, tel que le financement d'une certaine quantité de chômage partiel pour des entreprises en difficulté, ou un fonds de solidarité d’assurance-chômage pour les salariés en fin de droit.

Pourquoi le mouvement actuel des intermittents concerne-t-il surtout le spectacle vivant, à travers les festivals, et pas ou peu les télévisions ou les tournages de films, nombreux en été, qui emploient pourtant de très nombreux intermittents ?
Il existe une distinction fondamentale. Le spectacle vivant emploie majoritairement des artistes. L'audiovisuel et le cinéma emploient majoritairement des techniciens, dont le monde professionnel est plus facile à identifier et les effectifs plus faciles à réguler que celui des artistes. L'employabilité des artistes est fondée sur des grandeurs mystérieuses comme le talent, l'originalité, la créativité... Résultat, les revenus des techniciens sont en moyenne composés pour un tiers d'indemnité chômage et pour deux tiers de salaires, tandis que, pour les artistes, c'est du 50/50, là encore en moyenne.
Manifestation des intermittents, Avignon, juillet 2014
Manifestation des intermittents, Avignon, juillet 2014 © JC


Autre différence, l'emploi des techniciens de l’audiovisuel et du cinéma est concentré en région parisienne, tandis que l'emploi des artistes domine dans le spectacle vivant et essaime partout sur le territoire. Cela signifie que les techniciens travaillent en majorité dans un monde d'entreprises capitalistiques mues par le profit, par la concurrence par la variété des productions et par la concurrence par les prix de production, tandis que les artistes sont en majorité employés par le système subventionné et associatif. Les configurations ne sont donc pas les mêmes.


Le travail artistique permet-il alors de penser le travail en général ?


Dans mon cours au collège de France (à retrouver ici), j'ai énoncé les principes d'une valorisation absolument positive du travail, en trois temps. D'abord, l'expression de la richesse de la personnalité de chacun. Ensuite, la capacité d'agir, car les personnalités se révèlent dans l'action et non dans la passivité de la consommation. Enfin, des modèles d'action qui permettent de révéler la personnalité de manière efficace, ce qui suppose que le travail ne soit pas divisé, segmenté et parcellisé.


En effet, l'idéal du travail absolument positif suppose une complétude dans l'action, où ce que je fais, je peux le démarrer, le poursuivre, le finir, le signer, en être comptable. Il s'agit de créer un arc de l'acte qui me permette de développer ce que je sais faire et d'apprendre ce que je ne sais pas. La valeur formatrice du travail constitue une des plus grandes inégalités entre les emplois, entre ceux qui ont une qualité formatrice et ceux qui n'en ont pas. La valeur formatrice permet de se développer et non de se mutiler dans l'acte de travail. Ce modèle idéal ressemble au travail créateur ou artistique.
La question qui se pose ensuite est de savoir comment ce qui est bon pour quelqu'un peut être bon pour tous. C'est plus compliqué, parce que le modèle idéal du travail suppose qu'il n'y ait pas de situation de compétition spécialisante. Dans le modèle marxien idéal, si on parvient à dépasser la division du travail, quelqu'un sera poète le matin, jardinier à midi, professeur l’après-midi, responsable associatif le soir... Mais si on se compare les uns aux autres et qu'on regarde la poésie de quelqu'un ou le jardin d'un autre, on dira qu'untel est meilleur qu'untel.




Le modèle idéal est donc un modèle où chacun est différent et nul n'est comparable à l'autre. Là encore, le travail artistique est intéressant pour penser ce travail idéal. Dans le travail artistique on vaut d'abord par sa singularité, et on s’y engage en récusant la métrique de la comparaison simple et directe avec autrui. Toutefois, la machine (les carrières, le marché, les employeurs) se met vite à comparer et les individus sont mis en compétition, et ce modèle idéal se dérègle dès qu'on dit que tel acteur est meilleur que tel autre.


L'affaire se complique donc pour passer de l'idéal au réel, sachant que l'idéal est la différenciation illimitée des personnalités, le développement de soi par l’action, la non-fragmentation du travail et que cet idéal vient buter sur la mise en concurrence. Dans le modèle de Marx, le seul moyen d’éviter la mise en concurrence, c’est de tabler sur une abondance des ressources disponibles pour que personne ne devienne pour autrui un obstacle à sa réalisation individuelle. Si on n'est pas dans ce monde – et on n'y est pas –, on recrée des mécanismes de concurrence.




Certains idéalisent alors le travail artistique ou sa forme dérivée qui est l'artisanat d’art. Des auteurs comme Richard Sennett ou Matthew Crawford insistent sur l'intelligence de la main, font l'éloge d'un travail lent et manuel, s'opposent à la mesure du travail par des standards comme la force physique ou le QI, et estiment qu'il faut penser le monde du travail sur un mode communautaire, où la différence entre le producteur et le consommateur est réduite. Crawford, l'auteur de L'Éloge du carburateur, pense que celui qui répare les motos est membre de la communauté des motards à un point tel qu’il n’est plus dans une relation marchande de prestataire de service pour des consommateurs...
C'est là que le modèle du travail artistique peut avoir deux orientations. Soit vous le poussez dans le sens d'une communauté qui s'oppose à la compétition, et vous maximisez les communautés de type Linux, les « proams », qui désignent les professionnels amateurs, et tous ceux qui veulent ainsi développer un autre travail que le travail professionnel, concurrentiel et divisé.


Soit vous dites : « Je me sers des caractéristiques particulières du travail artistique pour organiser une forme de compétitivité originale, prônant l'innovation et l'inventivité, le goût du risque et la tolérance à celui-ci, parce que j'en ai besoin comme carburant d’une économie qui met l’inventivité et l’innovation au cœur de son système. »
Vous affaiblissez ainsi la différence entre l'artiste et l'entrepreneur, mais vous augmentez la différence entre l’entrepreneur et le manager. Le manager est celui qui fait travailler les autres, l’entrepreneur est celui qui a de bonnes idées et peut éventuellement se casser la figure, mais peut aussi se réaliser sans compter son temps. Mais c'est bien une bifurcation, car il est aujourd'hui difficile d'imaginer comment à la fois être inventif ensemble tout en imaginant la réalisation intégrale de chacun.