vendredi 22 août 2014

La douce musique de l’impôt


  Manifestation pour un impôt juste, Paris, décembre 2013 © Aurore Chaillou/Revue ProjetManifestation pour un impôt juste, Paris, décembre 2013 © Aurore Chaillou/Revue Projet


Placardée sur un fond bleu-blanc-rouge, l’image d’un gros moustique, sous laquelle on peut lire : « RSA : 10 milliards €. Fraude fiscale : 50  milliards €. Alors, c’est qui le parasite ? » La question est provocante. Mais que vient donc faire le Secours catholique, auteur en 2012 de cette campagne d’opinion, sur un terrain aussi polémique ?




Le débat public sur le rôle de l’État est saturé par deux voix qui se répondent. D’un côté, on stigmatise les « assistés » : ces cohortes d’individus qui feraient délibérément le choix de vivre aux crochets de la société. Le Secours catholique peut témoigner au quotidien de la perversité d’un tel discours, qui ajoute chez celles et ceux qu’accueille l’association, un sentiment de honte et de culpabilité à la misère et l’exclusion subies. En contre-chant, on arbore un bonnet rouge, le costume du pigeon, sinon celui de l’homme politique responsable, pour brocarder le « trop d’impôt ». La critique, fondée ou non, fait le lit de tous ceux qui font le choix de s’affranchir, dans le cadre ou en marge de la loi, de leur contribution à la charge commune.


L’hostilité à l’impôt n’est pas neuve. Que l’on songe au « vampire aux doigts crochus » évoqué par Robert Goupil dans sa « Réponse au percepteur » : « D’ici quelque temps, chacun devra déclarer les poils qu’il a sur les bras, les jambes ou l’estomac », s’inquiétait le chanteur en 1933. Mais trois phénomènes renouvellent le paysage. La multiplication des dérogations nuit à la lisibilité de la politique fiscale. Surtout, elle octroie aux plus fortunés un pouvoir démesuré dans l’orientation de la dépense publique (cf. K. Weidenfeld). Fût-ce au nom de l’intérêt général, comme dans le cas des fondations (cf. M. Calame). Les techniques de contrôle conduisent les autorités à se montrer implacables envers les petits fraudeurs, mais plus conciliantes avec la grande fraude, difficile à déceler (cf. A. Spire). Enfin, la libre circulation des capitaux fait vaciller l’impôt sur son fondement, le territoire, et basculer la charge fiscale des plus mobiles – souvent plus riches – vers les immobiles (cf. J. Merckaert).




L’administration fiscale n’en constate pas moins un très fort consentement à l’impôt aujourd’hui (cf. N. Delalande). Si l’impôt déçoit, c’est fondamentalement parce qu’il peine à honorer ses promesses. Relégitimer l’impôt, c’est d’abord répondre aux enjeux de l’époque. À commencer par celui du détournement par les multinationales des richesses produites sur les territoires où elles opèrent. Faut-il les imposer sur leur profit mondial ou continuer de les considérer comme autant d’entités séparées qu’il revient à chaque État de taxer ? Le débat ne fait que commencer (cf. P. Saint-Amans et S. Picciotto). Et les ajustements juridiques ne suffiront pas, si les entreprises conservent pour seul cap l’abaissement des charges : l’enjeu appelle une réponse éthique dans la gouvernance même des entreprises (cf. H. Singer). L’explosion des inégalités représente un autre défi majeur, au point qu’il inquiète les médecins (cf. R. Wilkinson). Or cette inégalité est d’abord celle des patrimoines : ce sont eux qu’il faut prioritairement imposer si l’on aspire à une société plus juste (cf. T. Piketty). Enfin, l’inversion des raretés – le facteur travail étant désormais abondant tandis que les ressources naturelles s’amenuisent – invite à un basculement de la fiscalité. Encore faut-il emporter la conviction (cf. J.-C. Hourcade).




Le « ras-le-bol fiscal » serait-il le signe d’un délitement de notre sentiment d’appartenance ? Certains y voient leur intérêt. Mais le requiem du contrat social n’a pas sonné. Simplement, une autre musique reste à inventer. En 1933, répondant à Goupil, Georges Milton entonnait gaiement cet hymne au civisme fiscal : « Bien des gens, paraît-il, ne payent pas leurs impôts. (...) Moi, je n’approuve pas ça, jdis qu’ ce n’est pas permis. Et constamment j’ demande aux parents, aux amis : As-tu déclaré ton salaire ? As-tu déclaré tes r’venus ? » Y aurait-il des volontaires, aujourd’hui, pour répondre à nos artistes qui confondent évasion fiscale et « liberté de penser » ? Le bourdonnement du moustique n’a rien d’agréable.
À lire dans la question en débat
« Comment relégitimer l’impôt ? »

jeudi 21 août 2014

L’exemple de l’Islande montre que, pour sortir de la crise, des chemins de traverse existent. L’État a accepté de laisser les banques faire faillite, mais il a surtout adopté des mesures résolument sociales.


En Islande, le mois d’octobre 2008 a été marqué par des événements dramatiques. Il est apparu que l’économie ne pouvait plus soutenir l’extraordinaire croissance que le pays avait connue au cours des années antérieures. Moteur de cette croissance, le secteur bancaire s’était développé très rapidement, au point de représenter plus de dix fois le produit intérieur brut (Pib) du pays. Or il se voyait confronté à la faillite avec, comme conséquence, l’effondrement, voire l’annulation complète, de la valeur des actions cotées à la bourse nationale. Les principaux indicateurs économiques viraient au rouge et les taux d’intérêt explosaient. L’inflation culminait à 18 %. Quasiment inconnu pendant la période précédente (1 % seulement), le taux de chômage bondissait à 9 % et plusieurs analystes craignaient que la situation ne s’aggrave davantage. La couronne islandaise, qui avait bénéficié de l’apport d’énormes montants de capitaux spéculatifs à la recherche de rémunérations élevées, s’effondrait brutalement. La réputation du pays était en miettes. La question n’était plus de savoir s’il ferait défaut sur sa dette mais de savoir quand.


L’Islande a demandé l’aide de ses voisins nordiques et du Fonds monétaire international pour endiguer la crise et éviter l’effondrement total. Le pays avait certes connu de graves récessions au cours du XXe siècle, mais ce krach-là présentait différentes dimensions avec, simultanément, une crise monétaire, une crise bancaire et une crise financière. Le parlement a réagi en adoptant une législation d’urgence dotant l’Autorité des services financiers et le gouvernement de pouvoirs sans précédent leur permettant d’intervenir sur les marchés financiers. Cette législation octroyait à tous les déposants (gros et petits) un statut prioritaire par rapport aux autres créanciers, les détenteurs d’obligations notamment. Tous les dépôts furent transférés vers de nouvelles banques, avec les emprunts et les actifs correspondants. Quant aux banques en faillite, elles furent mises sous tutelle, y compris les dépôts placés dans les succursales étrangères. Cette mesure fut à l’origine du litige Icesave opposant l’Islande au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.
Cette voie choisie par l’Islande visait à séparer, au sein des établissements en faillite, la partie malade de la partie saine, pour sauvegarder cette dernière. Un sauvetage généralisé était hors de portée, et c’est pourquoi l’Islande s’engagea sur un chemin différent de celui emprunté habituellement par les nombreux pays confrontés à une crise bancaire. La séparation reposait sur des principes solides. Les banques islandaises détenaient une masse de dettes toxiques résultant de projets hasardeux. Mais aussi des actifs importants qu’il fallait préserver : ils furent placés dans de nouvelles banques financées par l’État et qui fonctionnent toujours à l’heure actuelle. Les fonds publics furent ainsi réservés au sauvetage d’institutions dont les actifs étaient sains et importants pour le bon fonctionnement de la société.

Laisser les banques faire faillite

La solution islandaise, qui s’écarte de l’orthodoxie habituelle, a suscité étonnement et intérêt. En 2007 et 2008, le gouvernement de droite alors au pouvoir avait tenté un sauvetage classique, qui s’était soldé par un échec. Les efforts consentis alors s’avérèrent extrêmement coûteux : la Banque centrale d’Islande se trouva de facto en faillite et les pertes atteignirent 11,1 % du Pib. Le feuilleton islandais peut être considéré comme l’histoire du « héros malgré lui » !
Les coûts budgétaires de la crise proviennent, pour une part, du refinancement des nouvelles banques. L’augmentation de la dette publique, si elle s’explique aussi par un accroissement des dépenses sociales, est largement imputable à la réserve de monnaies étrangères constituée pour soutenir la couronne islandaise.

Il existe plusieurs options pour résoudre une crise bancaire. Rien n’oblige l’État à sauver à tout prix les banques menacées de faillite.



Avec la recapitalisation des nouvelles banques, l’État est devenu quasi-propriétaire du secteur. La croissance économique est désormais repartie (2,7 % en 2011, 1,5 % en 2012 et 3,3 % en 2013) et la valorisation des actifs s’améliore. L’État encaissera à l’avenir des recettes importantes qui lui permettront de rembourser son apport initial. Il espère qu’il lui sera totalement restitué à terme, intérêts compris.
Ce choix, qui s’avéra judicieux, montre bien qu’il existe différentes options pour résoudre une crise bancaire. Rien n’oblige un État à sauver à tout prix des banques menacées de faillite. Il peut, au contraire, en profiter pour réduire leur taille et éliminer leurs dettes toxiques. Une analyse approfondie pour décider ce qui doit être préservé est alors bienvenue. Quand un établissement fait faillite, ce n’est pas sans raison et un gouvernement doit s’assurer qu’il ne dépense pas son argent pour rien.
Dans le cas islandais, des mesures ont été mises en place, dans un programme du FMI, pour contrôler les mouvements de capitaux. Ceci a contribué à stabiliser la monnaie et à stopper l’énorme fuite des capitaux spéculatifs qui avaient été placés en Islande par des investisseurs étrangers avant la crise. En effet, l’Islande appartient à l’Espace économique européen et le pays a adopté la plus grande partie de la législation relative au marché unique, y compris la libre circulation des capitaux.
Pour résoudre la crise, aucune entreprise publique ni aucun service public n’ont été privatisés. À l’inverse, de nouveaux services publics ont été introduits : les soins dentaires universels pour les enfants, le large développement des transports publics… Les emprunts dont les taux étaient liés aux devises étrangères ont été déclarés illégaux par la Cour suprême, entraînant une réduction considérable des créances pour les banques. De même, le gouvernement a engagé l’annulation de créances pour les maisons sur-hypothéquées, plusieurs mesures en faveur des personnes endettées et des réductions considérables de la dette des sociétés.

Démocratie et changements sociaux

Le gouvernement s’est également attelé à une réforme radicale de la Constitution. Quel rapport entre celle-ci et les échecs économiques rencontrés ? Si la réponse n’est pas claire, il s’agissait néanmoins d’une des exigences principales exprimées lors des manifestations de 2008-2009. Les événements de 2008 étaient tellement inédits qu’ils appelaient une réforme : pour certains, il s’agissait d’un cas de force majeure mettant en question le contrat social entre les citoyens et la République.
Pour préparer la réforme constitutionnelle, on instaura une assemblée constituante indépendante, chargée de réfléchir aux changements nécessaires. Un nombre étonnamment élevé de citoyens (523 pour 320 000 habitants) firent acte de candidature – tous les électeurs pouvaient se présenter – et 25 d’entre eux furent élus. Les candidats ne représentaient aucun parti politique ; ils se présentaient à titre individuel. Suite à une décision controversée de la Cour suprême annulant ces élections, le Parlement nomma les élus pour qu’ils siègent au sein d’un « conseil constitutionnel » remplissant le même rôle. Celui-ci privilégia une communication ouverte avec tous les citoyens, encourageant la participation à travers les réseaux sociaux, sans délaisser les canaux plus traditionnels. Malgré un mandat limité à quatre mois, ce conseil est parvenu à proposer une révision détaillée et complète de la Constitution au cours de l’été 2011.
Les freins sont venus du Parlement : il devait entériner tout amendement à la Constitution par deux fois, un référendum national étant organisé entre les deux décisions. Or la majorité du Parlement n’est pas parvenue à adopter une loi sur la réforme constitutionnelle, malgré un référendum consultatif favorable aux modifications proposées par le Conseil constitutionnel (en octobre 2012). Considérant l’ensemble du processus comme une erreur, l’opposition – en particulier le parti conservateur – fit obstruction au Parlement. Si le résultat final fut décevant pour ses partisans, le projet en tant que tel n’est pas sans intérêt : c’était une tentative pour impliquer les citoyens dans l’élaboration d’une réforme substantielle, à une période où nombre d’entre eux jugeaient que les institutions les avaient abandonnés. À l’heure actuelle, un comité composé de plusieurs partis politiques révise la constitution, dans le but d’aboutir à de nouvelles propositions. Parviendra-t-on, cette fois-ci, à un consensus[1] ?


Le non-sauvetage des banques, qui a fait couler beaucoup d’encre, n’est pas ce qui a tiré le pays de la récession. La reprise est davantage imputable aux mesures de consolidation mises en place après la faillite et qui s’appuyaient sur des principes sociaux. Parmi ces mesures : une forte augmentation de l’impôt sur les rémunérations les plus élevées, le relèvement des taxes sur les revenus du capital, l’augmentation du taux d’imposition des bénéfices des sociétés, l’instauration de nouveaux impôts sur la fortune, sur les nuisances environnementales et une taxe carbone. Le contrôle des mouvements de capitaux a permis d’éviter leur fuite et de retenir les actifs des créanciers des banques faillies. De même, une taxe de rente économique a été instaurée sur les produits de la pêche (les bénéfices de cette industrie profitant des exportations, stimulées par la dévaluation de la couronne islandaise) et une taxe spéciale appliquée aux nouvelles banques. Cet ensemble de mesures, allié à la gestion d’un déficit pour financer des programmes sociaux destinés à atténuer l’impact de la crise, a largement contribué à la reprise économique. En 2011 et 2012, par exemple, 1 % du Pib était consacré à subventionner les taux d’intérêt accordés aux ménages endettés. Un ensemble de mesures sociales à caractère incitatif a été introduit en 2011, parallèlement à l’augmentation des salaires et des prestations sociales. D’où ce constat de l’OCDE : « Les inégalités de revenus ont considérablement reculé en Islande, permettant au pays de descendre de onze places sur l’échelle des pays les plus inégalitaires et de devenir le pays de l’OCDE où le niveau d’inégalité est le plus faible. Les politiques de consolidation semblent avoir été conçues d’une manière globalement égalisatrice[2]. »

Un ensemble de mesures sociales à caractère incitatif a été introduit en 2011, parallèlement à l’augmentation des salaires et des prestations sociales.






L’Islande est, d’ailleurs, le seul membre de l’OCDE où le niveau moyen des plus hauts revenus a diminué davantage que celui des personnes aux revenus les plus bas. Les mesures adoptées pour sortir de la crise l’ensemble de la société (et pas uniquement les banques) trouvent ainsi une justification non seulement sociale et morale, mais aussi économique. La coalition de gauche est parvenue en quatre ans à renverser radicalement la situation : le déficit a fait place à un excédent, la croissance est revenue en 2011, 2012 et 2013 ; l’inflation a été maintenue au-dessous de 4 %, les taux d’intérêt ont diminué de 12 %, le taux de chômage a été ramené à 5 %. La monnaie a été stabilisée, même si c’est avec un contrôle des mouvements de capitaux. Si plusieurs problèmes économiques subsistent, le pays est sorti d’une crise profonde.
L’expérience islandaise invite à ne pas craindre de rompre avec les pratiques habituelles. Quand un pays est confronté à une crise économique, il existe d’autres issues que celles mises en œuvre à Chypre, au Portugal, en Irlande, en Grèce… Certes, les néolibéraux présentent un front commun, soutenant que leur méthode de traitement des crises (sauver les banques et appliquer l’austérité) est la meilleure, face à une gauche hésitante, divisée sur la stratégie à choisir. Le consensus néolibéral est tel qu’il s’impose plus facilement à chacun, persuadé que la seule solution est celle de l’orthodoxie. Pourtant, les faits le démentent : la vulgate néolibérale a conduit de nombreux pays à l’abîme et se montre incapable de proposer une voie pour en sortir. Un pays ne peut émerger d’une crise en laissant son peuple derrière lui.
Article traduit de l’anglais par Christian Boutin.

[1] En avril 2013, les partis de centre-droit (le Parti du progrès et le Parti de l’indépendance) ont remporté une majorité de siège aux élections législatives, sanctionnant la coalition de gauche au pouvoir depuis 2009. Leur côte de popularité a considérablement chuté depuis, passant sous la barre des 50 %.
[2] « Crisis squeezes income and puts pressure on inequality and poverty », OCDE, mai 2013.

Eric Heyer: «La compétitivité ne se gagne pas avec une baisse du Smic»


Le salaire minimum est en France l’un des plus élevés d’Europe. Il est dans l’air néolibéral du temps d’accabler le Smic de tous les maux. «Absurde», répond l’économiste de l’OFCE Éric Heyer.

Frein à l’embauche, à la compétitivité, à la baisse du chômage, « marche d’escalier à franchir »… Le salaire minimum français, l’un des plus élevés d’Europe (9,53 euros de l’heure soit 1 445,38 euros brut mensuels pour 35 heures, un niveau proche des 1 675 euros brut du salaire médian), est régulièrement présenté comme « un problème », rarement comme un instrument de justice sociale, rempart contre la pauvreté. Environ 3,1 millions de salariés, soit 13 % de l’ensemble des salariés en France, sont rémunérés sur la base du Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance).


La dernière attaque contre le salaire minimum remonte au printemps. Et elle n’est plus l’apanage des libéraux. C’est un homme de gauche qui la porte oubliant les leçons du « Smic jeunes » d’Édouard Balladur ou du CPE de Dominique de Villepin, abandonnés après des semaines de contestation sociale : Pascal Lamy, l’ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et proche du président François Hollande. « Je sais que je ne suis pas en harmonie avec une bonne partie de mes camarades socialistes, mais je pense qu’à ce niveau de chômage il faut aller vers davantage de flexibilité, et vers des boulots qui ne sont pas forcément payés au Smic », plaide-t-il en mars à l’occasion de la sortie de son livre Quand la France s’éveillera.


L’offensive est lancée. Lamy appelle « à franchir les espaces symboliques », à créer des sous-Smic au nom du « il vaut mieux un boulot mal payé que pas de boulot du tout ». Il s’inspire des mini-jobs allemands, ces contrats permis par les réformes du marché du travail sous Gerhard Schröder, que la droite française mais aussi une partie de la gauche rêvent d’appliquer à la France.

Le mois suivant, trois économistes proches de la gauche, Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen, qui ont l’oreille du président qu’ils ont conseillé pendant la campagne présidentielle, lui emboîtent le pas et sonnent le tocsin dans leur ouvrage Changer de modèle. Selon eux, le Smic français bloque l’entrée sur le marché du travail des jeunes et des moins qualifiés, il est préjudiciable à l’emploi et à la compétitivité, inefficace dans sa double mission, de fixation des salaires et de lutte contre la pauvreté, et il faut une réforme structurelle ambitieuse, varier son montant selon l’âge, les régions.


La brèche est énorme et le patron du Medef s’y engouffre en fanfare. Pierre Gattaz, qui a augmenté en 2013 sa rémunération de patron de Radiall de 29 % (420 000 euros), claironne partout qu’il est d’accord avec Pascal Lamy et réclame « un Smic intermédiaire » pour les chômeurs de longue durée et les jeunes sans formation. Tollé, y compris dans son camp. Laurence Parisot, sa prédécesseure, dénoncera « une logique esclavagiste ». Mais de débat véritable de fond sur le sujet, il n’y en aura pas. Faut-il en finir avec le Smic à la française ? Entretien avec l’économiste Éric Heyer, directeur adjoint du département analyse et prévention de l’OFCE.

Eric HeyerE


Le salaire minimum français est-il trop élevé et donc un problème pour notre économie ?

Penser que le problème de la France et du chômage de masse repose sur un salaire minimum trop élevé est absurde. Juste avant la crise économique, en 2007, le chômage était à 7 %. Aujourd’hui, il est à 10 %. Durant cette période, le Smic n’a pas été revalorisé, il a seulement suivi l’inflation. Il n’est donc pas responsable de l’augmentation du chômage de trois points. C’est en raison de l’absence de croissance économique, de faibles carnets de commandes que les entreprises n’embauchent pas et licencient. Avec le même niveau de Smic en 2007, nous étions à 7 % de chômage et la courbe baissait puisque le chômage était à 6,8 % au premier trimestre 2008 !


Mais un Smic plus bas, plus souple créerait-il des emplois comme le martèle le Medef ?

Il n’y a pas d’étude définitive sur la question et il est compliqué d’y répondre car le Smic, comme tout salaire, est ambivalent. Il est à la fois une notion de coût pour l’entreprise mais aussi une notion de demande. C’est très difficile de prendre en compte les deux aspects. Si on se focalise sur le coût, plus on le baisse, plus on va créer des emplois, de 35 000 à 50 000 emplois si on baissait de 1% le Smic. Mais lorsqu’on baisse le Smic, on baisse également la demande. Par conséquent, les écarts sont encore plus faibles et on peut détruire des emplois. Les seules études qui prennent les deux aspects en compte indiquent que pour 1 % de baisse du Smic, cela créerait autour de 2 500 à 3 000 emplois. C’est très marginal.


Les économistes Aghion, Cette et Cohen prônent un Smic qui varierait selon l’âge et la région, le patronat un sous-Smic jeunes, chômeurs, apprentis. Qu’en pensez-vous ?

La question de l’âge est une très mauvaise façon d’aborder la problématique du Smic. Créer un salaire plus faible pour les moins de 25 ans est ridicule. La population des moins de 25 ans est très hétérogène avec des jeunes surqualifiés qui devraient être payés bien au-dessus du Smic, des jeunes qui sont normalement qualifiés et d’autres qui ne sont pas du tout qualifiés. La catégorie “jeunes” ne veut rien dire. Il ne faut pas imposer de critère d’âge, à la limite un critère de qualification mais cela existe déjà.

8 % des jeunes aujourd’hui sont en dessous du Smic, les apprentis, les contrats aidés, etc. Les 150 000 jeunes qui sortent sans diplôme qualifiant du système scolaire, effectivement, pour eux, le Smic est trop élevé. Une entreprise ne va pas les embaucher au niveau du Smic non pas parce qu’ils sont jeunes mais parce qu’ils ne sont pas qualifiés. Pour eux, il faut donc créer un contrat où le salaire sera inférieur au Smic. Le risque n’est pas de créer un Smic jeunes mais que des jeunes plus qualifiés se retrouvent finalement avec un salaire plus faible que le Smic car le marché du travail fait qu’ils n’ont pas trop le choix. On a vu dans les pays qui ont mis en place “un smic jeunes”, comme au Royaume-Uni, le fiasco que cela fut.



Le Smic à 1 700 euros, revendication du Front de gauche, de la CGT, c’est possible, réaliste ?

En toute logique, il faudrait que le Smic progresse comme la productivité des travailleurs et comme l’inflation. Mais il est très difficile de savoir comment progresse la productivité. Une augmentation trop forte du Smic serait nuisible comme une augmentation trop faible. Donner un chiffre – 1 700 euros – cela ne veut rien dire. La progression doit dépendre du contexte économique et de la structure de votre économie.

Si vous êtes dans une économie avec de l’inflation, une productivité du travail qui progresse, pourquoi ne pas faire progresser le Smic et atteindre 1 700 euros ? Mais si vous êtes dans un contexte d’inflation extrêmement faible et de productivité qui ne progresse plus, alors, c’est une hérésie de l’augmenter. Il n’y a pas de remède tout fait. Je ne trouve d’ailleurs pas idiot la mise en place d’une commission Smic avec des experts indépendants – et non hostiles par principe au Smic – qui essaient chaque année de répondre à la question de la progression du salaire minimum sans que cela handicape l’offre et la demande.



François Hollande a fait de la croissance du PIB le nouveau et seul vrai paramètre de la progression du Smic. Est-ce le bon ?

Hollande parle de “croissance”, moi de “croissance de la productivité”. C’est effectivement le bon paramètre si j’ouvre un bouquin de macro-économie. Mais dans la réalité, il est statistiquement très difficile de mesurer rapidement la vraie valeur de la croissance économique. La valeur de l’indicateur croissance pour l’année 2014 comme celle de l’indicateur productivité ne seront connues que dans deux ans, en 2016. On va donc nous dire que la croissance est nulle donc on n’augmente pas le Smic et puis finalement la dernière version de l’Insee, dans deux ans, dira qu’il y a eu un point de croissance de plus. On fait un Smic rétroactif ? Ça ne colle pas !

« Les Allemands font le Smic au bon moment »

Autre critique récurrente : le Smic est responsable de la compression des salaires…
Tout dépend du contexte conjoncturel et de la structure économique. Le Smic peut effectivement compresser les salaires. Notre travail à l’OFCE s’est attaché à démontrer que tous les salaires ne bénéficient pas de l’augmentation du Smic. Si on l’augmente de 1 %, la répercussion de cette augmentation va jusqu’à 1,4/1,5 fois le Smic mais au-delà il n’y a plus trop d’impact. Les autres salaires progressent moins vite et donc les smicards rattrapent les autres. Si vous augmentez trop vite le Smic, en période de croissance nulle, puisque le chômage est élevé, les autres salaires ne vont pas progresser et seront rattrapés par le Smic. Cela aura un effet de compression de la hiérarchie des salaires. En revanche, si vous augmentez les salaires en même temps que la productivité, que la croissance économique, alors tous les salaires vont progresser au même rythme que le Smic. Donc là, l’augmentation du Smic n’aura pas de répercussion sur le tassement des salaires.


Le Smic français est certes l’un des plus élevés d’Europe. Mais comment vivre avec le Smic ? Une famille peut-elle vivre avec un seul Smic à un temps partiel dans une métropole comme Paris ?
Si vous avez un contrat de 35 heures, ce n’est pas la même chose qu’un contrat de 18 ou 24 heures. Je peux être au Smic mais à temps partiel, ce qui n’est pas comme être à temps plein. Le Smic n’est pas une garantie mensuelle. C’est une garantie horaire. Or pour vivre, il vaut mieux avoir des garanties mensuelles ou annuelles. Les travailleurs pauvres en France sont des personnes qui sont à temps partiel. Ce n’est pas une question de Smic ou pas, c’est une question de temps de travail, temps plein ou partiel. On voit bien que ce n’est pas une bonne approche l’idée qu’avec un Smic plus élevé, on limitera la pauvreté.
En économie, on apprend dès la première année qu’il faut que le salaire du salarié soit égal à sa productivité. Si vous mettez en place un Smic élevé, toutes les personnes qui ont une productivité faible sont exclues du marché du travail. Si on fait un portrait type rapide, ce serait un jeune peu diplômé.


Vraie révolution, l’Allemagne passe au Smic (en janvier 2015). Il sera moins élevé qu’en France (8,5 euros de l’heure contre 9,53) et tolérera de nombreuses exceptions. Faut-il voir là une convergence de politique économique entre les deux pays ? Les économies allemande et française se rapprochent-elles ?
C’est bien de mettre en place un Smic en Allemagne car ce pays a un niveau de pauvreté supérieur à la France. Elle a réglé le problème du chômage (5 %) mais elle n’a pas réglé le problème de la pauvreté. On voit bien la logique allemande. Au début des années 2000, il s’agissait de dire : on va gagner en compétitivité sur les pays partenaires en créant des emplois à des salaires horaires extrêmement faibles (1, 2, 3, 4 euros) pour deux millions et demi d’Allemands qui gagnaient moins de 4 euros de l’heure. Cela a permis aux entreprises allemandes de gagner en compétitivité donc d’embaucher et de faire baisser le taux de chômage mais la contrepartie a été la recrudescence des travailleurs pauvres.
L’avantage des Allemands, c’est qu’ils ont gagné sur tout le monde. Ils ont restauré leurs marges. Ces marges leur ont permis d’investir en recherche et développement donc de monter en gamme en dopant la productivité. Augmenter les salaires en même temps que la productivité, ce n’est pas du tout une perte de compétitivité. C’est assez malin d’avoir fait ce qu’ils ont fait, en bénéficiant d’une conjoncture favorable. Ils font maintenant le Smic au bon moment.
Si la productivité des Allemands progresse plus vite que celle des Français, même si on a un salaire horaire identique, le coût sera plus faible en Allemagne qu’en France. Ce qui est important, ce n’est pas uniquement le salaire horaire mais aussi comment progresse la productivité des salariés. De ce point de vue là, pour l’instant, nous avions en France une croissance de la productivité qui était plus rapide qu’en Allemagne mais ces dernières années, on voit bien que ce n’est plus le cas. Si la tendance récente se confirme jusqu’en 2020, on peut arriver à une situation où nous aurons le même salaire horaire mais puisque la productivité serait plus élevée en Allemagne, la compétitivité restera à l’avantage de l’Allemagne par rapport à la France.


Quasiment tous les pays d’Europe ont un salaire minimum. À défaut de les harmoniser, un rapport de la commission aux affaires sociales de l’Union européenne préconise un salaire minimum identique au niveau des branches (lire ici le premier volet de notre série). Y êtes-vous favorable ?
Tout dépend de ce qu’on attend. Il y a un théorème en économie qui dit que chaque instrument ne doit avoir qu’un seul objectif et à partir du moment où vous fixez plusieurs objectifs à l’instrument, celui-ci devient inefficient. Quel est l’objectif du Smic ? Est-ce d’avoir des coûts comparables pays par pays, secteur par secteur ? Est-ce la lutte contre la pauvreté, l’intégration des jeunes ? Ou a-t-il simplement comme objectif de fixer un niveau de salaire qui est raisonnable pour pouvoir vivre et qui correspond à la valeur du travail ? Aux États-Unis, c’est vraiment la logique qui compte : savoir quelle est la valeur du travail en dessous de laquelle il est indécent de payer quelqu’un. C’est ce que nous devrions avoir en tête. Si on veut lutter contre la pauvreté, il y a d’autres instruments que le Smic : les allocations, les aides au logement, etc. Si vous voulez influer sur la compétitivité, vous avez le taux de change, etc.
La seule question qu’on devrait se poser, c’est à partir de quel salaire horaire il devient indécent de payer une personne. C’est la vraie question que l’Europe doit se poser. Il ne faut pas un même salaire horaire en Europe. Si l’idée est d’arriver à un même salaire, on le fera par le bas et on obtiendra le salaire des Bulgares (159 euros mensuels). Ce n’est pas le niveau de salaire qu’il faut regarder mais le niveau relatif des salaires, compte tenu des prix de l’immobilier, du coût de la vie, etc. Il faut sortir des histoires de compétitivité. La compétitivité se gagne par la productivité, non pas par des baisses de salaires minimum.


Une des principales mesures du pacte de responsabilité prévoit la suppression des charges pour l’employeur d’un salarié payé au Smic. Créera-t-elle des emplois ou aura-t-elle des effets pervers en décourageant les employeurs d’embaucher à des salaires supérieurs au Smic ?
Cela aura un impact positif sur l’emploi. Quand vous baissez le coût du travail, forcément, vous créez des emplois. L’effet global du pacte, ce sont deux phénomènes : d’un côté, trente milliards de baisses de charges qui auront un aspect positif sur l’emploi et de l’autre, le financement de ces baisses de charges qui a un impact négatif sur l’emploi. C’est la somme des deux qui est importante. Mais il ne faut pas attendre grand-chose du pacte. L’aspect positif va être en partie compensé par l’aspect négatif du financement.


Pourquoi l’histoire du Smic est-elle si mouvementée en France ?
Quand vous êtes dans un pays avec des syndicats forts, il n’y a pas de Smic. En Allemagne, les syndicats n’en ont pas voulu pendant longtemps, préférant que ce soit négocié branche par branche. En France, les syndicats sont faibles et c’est l’État qui a décidé d’un salaire pour l’ensemble des secteurs de l’économie. Lorsque vous agissez ainsi, vous avez pour certains secteurs un dynamisme, pour d’autres, non.